Nous vivons des temps particulièrement euphoriques pour le développement du yoga en France. La progression du nombre de pratiquants ne semble pas s’infléchir ; les cours se multiplient à tous les coins de rues, suivant la demande du marché et la diversité des écoles. Aucun scandale de mœurs ou de détournement n’est venu compromettre la belle progression, tout du moins en France. Aucune dérive sectaire n’a pris le yoga en otage depuis au moins vingt ans. Bref, on se demande bien quand cette tendance va commencer à s’essouffler !
Directement liées à cette croissance, sont les écoles de formation de professeurs de yoga. Les fédérations représentatives ont pérennisé leurs centres de formation depuis plusieurs décennies et leur clientèle ne faiblit pas malgré la concurrence. Ces écoles qui ont pignon sur rue et qui représentent les courants de pratique les plus installés attirent encore des candidats pour deux raisons majeures : premièrement, elles leurs sont conseillées par leurs professeurs qui ont été eux-mêmes formés dans ces instituts. Deuxièmement, une école reconnue de longue date a le pouvoir de rassurer les futurs professeurs même si le diplôme qui sera leur sera remis n’a, d’un point de vue administratif, guère plus de valeur que s’il avait été délivré par une école marginale. En tout état de cause, chacun sait qu’il n’existe en France aucune reconnaissance, ni du métier ni du diplôme. Cependant la fonction de professeur de yoga reste très porteuse car la demande ne faiblit pas.
Mais de nouvelles écoles concurrencent sévèrement l’ordre établi par les institutions pérennes. Il a toujours existé des formations ponctuelles proposées par des professeurs de bonne réputation, et disposant d’un assez grand nombre d’élèves pour lancer une promotion singulière. L’occasion de hisser ses propres élèves à la fonction de futur professeur est assez flatteuse pour l’enseignant qui accède ainsi au statut de formateur de professeurs. En général, l’expérience est rarement reconduite car les clients manquent à l’appel après la première tentative. C’est aussi l’occasion de comprendre que professeur de yoga et formateur d’enseignants sont deux métiers aux qualités et aux compétences distinctes, même si la matière de base est la même.
Dans l’univers des formations de yoga, la véritable concurrence s’est regroupée autour du sigle Alliance, d’origine anglo-saxonne, qui s’est ensuite diffusé sur tous les continents en proposant des formations plus courtes selon deux modules, le premier avec 200 heures de formation, le second atteignant 500 heures. Alliance est en train de fédérer tous les formateurs francs-tireurs qui ne peuvent pas ou ne veulent pas se conformer au moule des formations classiques des fédérations représentatives. En général, les candidats à ces nouveaux cursus s’inscrivent d’abord dans une formation de 200 heures dispensée en stage résidentiel de deux mois, au Kerala, à Goa, en Thaïlande, en Grèce ou dans quelque autre lieu paradisiaque. Ou bien la formation se déroule dans le pays d’origine avec des regroupements classiques mais sur une durée qui ne dépasse guère une année. Ce type de formation comporte trois à quatre fois moins d’heures de cours qu’une formation classique sur quatre années complètes mais il attire la jeunesse impatiente de se réaliser dans le métier de professeur de yoga. Au bout du compte, un jeune professeur qui aura débuté sa formation par le système Alliance ne va certes pas se satisfaire de la base qu’il a acquise dans un premier temps. Nous avons maintenant assez de recul pour constater que cette première approche en appelle d’autres, complémentaires ou spécialisées, plus longues et plus coûteuses. Il n’est pas interdit de penser qu’un professeur qui a investi beaucoup de temps et beaucoup d’argent (entre 8000 et 10000 euros) dans une formation longue et qualifiante de quatre ans, répugne à s’engager dans une autre formation longue. Tandis qu’une première approche sur un modèle plus court laisse beaucoup d’opportunités pour compléter la première qualification. Quoiqu’en pensent mes collègues, il est certain que la majorité des jeunes professeurs est maintenant attirée par les formations courtes et intenses. L’Union Européenne de Yoga qui a cru défendre efficacement ses écoles en rigidifiant les normes, les contrôles administratifs et en imposant de plus en plus un contenu théorique de base, s’est peut-être coupée définitivement de la génération montante qui n’a que faire des menaces et des anathèmes, puisqu’ aucun institut de formation n’est reconnu par l’état français. Il faudrait d’abord que toutes les instances représentatives se regroupent sous la bannière d’une seule fédération, or, on en compte au mois trente.
Le seul argument recevable, plaidant pour les formations longues, est le nombre d’heures d’enseignement et le temps nécessaire à l’intégration du programme. Mais la qualité des enseignants, leur charisme ou leur popularité ne sont nullement l’apanage des anciennes écoles qui fonctionnent sur l’ancien modèle. Aucune institution de formation n’est actuellement en mesure de prendre un ascendant déterminant grâce à sa reconnaissance légale. Il n’y en a pas ! Certaines écoles ont reçu un agrément de formation professionnelle et la prise en charge d’une partie des frais de formation peut être déterminante dans le choix de l’école ; en aucune manière elle ne revêt de caractère obligatoire. En définitive, il appartient à chaque candidat de se déterminer sur des critères principaux de coût, de proximité géographique et de temps de formation. Viennent ensuite les critères de pratique, afin d’aborder une formation dont les enseignements ressembleraient à ce que nous connaissons du yoga, éventuellement le prestige du directeur d’école, et encore les compatibilités physiques et intellectuelles en rapport avec le programme.
Nous abordons maintenant les distinctions réelles en relation avec la philosophie et la pédagogie des différentes écoles. Or aucun novice n’est suffisamment au fait de ces arcanes internes pour en percevoir les éléments déterminants. Si vous consultez les brochures publicitaires des écoles, vous prendrez assurément connaissance du programme et des formateurs. Vous saurez encore si le yoga enseigné a des prétentions thérapeutiques (c’est la tendance lourde de ces dernières années). De nombreuses écoles en Europe ou en Inde, qui jusque là ne voyaient que des effets bénéfiques secondaires sur la santé, insistent maintenant sur cet aspect professionnel. Les approches thérapeutiques couvrent maintenant un large spectre allant de l’ayurveda à la psychothérapie, en passant par la phytothérapie, l’acuponcture et l’ostéopathie. Les médecins prennent le pouvoir tandis que les yogis perdent de leur prestige s’ils ne mettent pas en avant leurs compétences médicales.
Longtemps les écoles de yoga ont souffert d’un complexe d’infériorité vis à vis de l’université. Leurs intitulés révèlent plus ou moins cette aspiration à la reconnaissance ; en voici quelques fleurons : Collège National (à l’anglaise), École Normale (pourquoi pas supérieure !), Université Occidentale, Institut de Yoga… Quand l’ambition n’apparaît pas clairement dans le titre, elle peut être déclinée par une quantité de conférenciers aux titres universitaires incontestables. Cette tendance qui date de la création des écoles s’est affirmée en France pour marquer une certaine indépendance vis à vis de la maison mère du yoga et de ses représentants officiels, à savoir l’Inde et les yogis. Le yoga s’est naturellement occidentalisé et ses écoles de formation ont souhaité épouser un modèle pédagogique conforme à notre culture européenne. Par la même occasion, les éventuelles frictions confessionnelles sur l’hindouité du yoga étaient plus ou moins résolues. On pouvait étudier le yoga avec un recul anthropologique sans rien renier de ses convictions. Le yoga devint progressivement un objet de consommation courante, à tel point que cet inéluctable mouvement est en train d’engloutir toutes ses variantes occidentales. Les hommes et les femmes qui ont étudié et pratiqué sérieusement en compagnie d’un maitre indien savent à quel point il est difficile d’en ressortir indemne des concepts préétablis par notre culture. La plupart des écoles offrent toutes les garanties pour ne prendre aucun risque dans l’espace sensible et intime qui protège nos convictions et nos conditionnements. Une école de formation ne doit évidemment pas être un terrain dangereux, d’un point de vue psychique et l’institutionnalisation sur le mode universitaire présente à cet égard toutes les garanties.
Des matières inconnues des yogis originels telles que anatomie, physiologie, psychologie, déontologie, pédagogie apparaissent aujourd’hui comme incontournables dans un programme sérieux. Je le dis sans ambages, ce n’est toujours pas là que nous allons trouver les réelles distinctions entre les écoles. Peut-on encore les classer en deux catégories, les traditionnelles et les modernes ? Oui, dans une certaine mesure. Il existe encore un réseau, quoique minoritaire, d’écoles qui se revendiquent d’une tradition indienne et s’enorgueillissent d’une lignée prestigieuse, comme on pourrait prétendre à des quartiers de noblesse. Il faut pour cela avoir été adoubé officiellement par le maitre auquel on se réfère mais cette initiation directe s’avère de plus en plus rare, car tous les grands yogis affiliés à des mouvements spirituels sont maintenant décédés, en attendant peut-être l’éclosion d’une nouvelle génération. Les professeurs de yoga initiés directement par les Shivânanda, Satyânanda, Saccidânanda et consorts ne sont pas si nombreux en France. Il y a d’ailleurs plus d’écoles qui s’en revendiquent que d’authentiques disciples. Les traditions Nâth, Sikh, Shivaïte du Cachemire, advaitin, Krishnamacharienne, confèrent encore un certain prestige à ceux et celles qui s’en réclament (sans qu’ils aient jamais approché de près ou de loin un maitre autorisé) en même temps qu’elles peuvent déclencher une aversion tout aussi rédhibitoire.
Je ne connais pas d’école qui ne se revendique d’une tradition particulière. La plupart du temps elle est fantasmée ou elle n’a pas de rapport direct avec les pratiques indiennes, mais cela n’empêche pas ses adeptes de prétendre à une tradition. En fait, les enseignants de yoga tiennent tellement à une tradition, en guise de caution, qu’ils finiront par s’en trouver une. Ils peuvent même la choisir sans frais ! Ce pourra être un enseignement ‘descendu des nuages’, divulgué par quelque lama tibétain dans le secret du cœur, en dehors du temps et de l’espace, ou encore une tradition celtique qui mariera le savoir des bardes à celui des sâdhus, ou peut-être une histoire d’initiation prestigieuse dont le bénéficiaire n’est malheureusement pas autorisé à divulguer le nom du maitre. Le lecteur avisé saura reconnaître ces contes de fées qui divertissent le yoga français. Tous les délires sont les bienvenus pourvu qu’ils remplissent une fonction d’identification imaginaire. Plus c’est invraisemblable et plus c’est séduisant car il existe un public avide d’histoires extraordinaires qui fonctionnent comme des remèdes contraphobiques à la platitude de l’existence. Les sources d’inspiration les plus utilisées en terme de modèle fantasmé restent les yogis tibétains, les shivaïtes du Cachemire et les disciples directs de Krishnamacharya. A ce compte, la tradition n’est plus une référence puisque toutes les écoles y font leur nid, et il n’y a pas de raison d’en douter, au moment délicat où un élève potentiel est en quête d’une école en France.
Je le dis pour ces aspirants sincères qui sont de plus en plus circonspects devant tant de propositions, il n’y a guère que deux tendances pédagogiques, ou si vous préférez, deux conceptions de la formation d’un professeur de yoga ! La première tendance considère le prétendant comme un futur professeur et sa priorité consiste à le former à l’enseignement du yoga. La seconde privilégie la progression personnelle de l’étudiant afin qu’il puisse un jour, le plus rapidement possible, enseigner le yoga à partir de ce qu’il aura intégré. Nous allons développer ces deux paradigmes en précisant que certaines écoles peuvent se situer dans un espace intermédiaire entre ces deux thèses.
La première hypothèse rencontre le plus d’adeptes car elle valorise instinctivement le futur professeur. On y apprend scolairement ce qu’il faut faire, ce qu’il faut éviter de faire et ce qui est interdit dans la pratique. Le niveau de pratique de chaque élève en formation n’a aucune importance ; les cours peuvent être donnés devant un public de 20 à 60 élèves puisque les corrections sont pour ainsi dire inexistantes et que chacun est sensé comprendre ce qui est enseigné. A partir du moment où un individu est intégré dans une promotion, son niveau de pratique est moins important que ses capacités pédagogiques. C’est un point de vue qui respecte l’individu et ne le met pas en danger par un éventuel jugement de valeur, encore moins en concurrence avec ses collègues. Mais chaque système a ses failles et ses absurdités s’il est poussé à l’extrême. Les axiomes qui le définissent sont d’abord des interdits : celui de la douleur physique, mais encore, ‘ne jamais forcer’, ne jamais aller au-delà de ses limites. Autant de mots d’ordre qui sont devenus des évidences dans la plupart des cours de yoga. Puis on décline les pathologies de certaines postures et on en fait rapidement de nouveaux interdits. Les postures sur la tête ou en chandelle deviennent tout d’un coup ‘dangereuses’ ou inadaptées à la morphologie occidentale. Pendant sa formation l’étudiant intègre tranquillement la peur de se faire mal, la peur de faire mal à ses futurs élèves et il multiplie ainsi les interdits dogmatiques. En fin de compte, un professeur sait surtout pourquoi il ne faut pas pratiquer ceci ou cela mais il ne sait jamais comment le pratiquer. Aura-t-il progressé en cours de formation ? Peut-être pas mais il connaitra toute ses fiches par cœur et aura démontré sa capacité de conditionnement. Un professeur de danse est sensé avoir maitrisé à un moment ou à un autre de sa carrière l’art de danser ; un professeur de piano sait encore jouer de son instrument, même s’il n’a pas le niveau d’un concertiste, mais un professeur de yoga n’est nullement tenu de connaître les techniques de base et de les avoir jamais pratiquées ! Son savoir est immense sur les pathologies et les interdits, sans qu’il ait jamais essayé de s’y confronter.
L’autre modèle nécessite une classe réduite et une attention particulière à chaque élève, afin qu’il se réalise d’abord dans sa pratique, qu’il soit à même de résoudre dans son corps des difficultés et éventuellement de guérir des pathologies qui le handicapent, car aucun professeur n’est meilleur que celui qui a su venir à bout de ses difficultés dans son propre champ d’expérience. Un futur professeur est d’abord un élève en construction. Cela semble une évidence de n’enseigner que ce qu’on est capable de pratiquer, ou au moins ce que l’on connaît bien. Le système nerveux réagit de la même manière à un signal qui entraine une lésion bénigne et à un effort qui permet une adaptation physiologique. Le premier doit être évité, le second est souhaitable puisqu’il participe à une progression bénéfique. Or cette interprétation des réactions internes est l’essence de l’enseignement du yoga. Mais qui peut le savoir sans une curiosité naturelle et des enseignements judicieux ? Peut-on croire objectivement qu’un art se maitrise sans efforts ? Après l’apprentissage de base, il sera toujours temps de diriger son enseignement vers des secteurs adaptés aux compétences et aux aspirations de chaque professeur. Ce modèle que je préconise garantit, me semble-t-il, davantage d’originalité et d’adaptations qu’un modèle ‘prêt à l’emploi’, porteur de certitudes et d’interdits.
Il n’y a pas de plus grande satisfaction pédagogique que de faire progresser ses élèves mais nous n’avons pas tous les mêmes critères d’évaluation. Nous obéissons à divers modèles identificatoires lorsque nous choisissons une orientation particulière du yoga et ce faisant, nous continuons de nous construire sur des schémas préétablis. C’est bien ce qui justifie la diversité foisonnante des yogas et ses approches parfois diamétralement opposées.