Eveil et Kundalini

Eveil et Kundalini

La pratique du yoga est difficilement concevable sans ses aspirations spirituelles et ses manifestations d’Éveil. Certes tous les adeptes du yoga ne revendiquent pas l’Éveil ou la montée de la Kundalini au premier chef de leurs motivations mais ces éventualités doivent tout de même faire partie de leur paysage mental. On peut aussi se demander si de telles manifestations peuvent survenir si elles ne sont pas souhaitées. L’Éveil est-il possible s’il ne fait pas partie du vocabulaire ou des concepts qu’il incarne ? La Kundalini peut-elle se manifester si elle n’est pas désirée ? Autant de questions auxquelles nous tenterons de répondre de manière objective et circonstanciée.

L’Éveil spirituel est une expérience relatée dans toutes les cultures et sur tous les continents. Il ne dépend ni d’une religion ni d’une croyance particulière, même si tous les témoignages que nous avons recueillis au fil du temps sont ancrés dans des traditions religieuses qui encouragent et glorifient cet accomplissement. Mais mon intention présente ne consiste pas à faire une étude comparée des éveils spirituels. Elle se bornera à distinguer ce qui se libère dans l’Éveil spirituel et ce qui se manifeste dans l’éveil de la Kundalini.

D’ores et déjà le langage utilisé nous joue des tours et nous incite à la confusion ; si l’on entend ‘éveil de la Kundalini’, il paraît naturel de l’associer à un Éveil au sens noble, dans l’ordre de la spiritualité. La confusion augmente lorsque le moindre témoignage d’un début d’expérience spirituelle est revendiqué comme un Éveil. Quant à la Kundalini, elle ne se manifeste pas nécessairement sous la forme d’une expérience spirituelle. Elle peut prendre des formes disparates et elle ne suit aucune modélisation dans sa trajectoire.

Les Conditions de l’Éveil

L’Éveil spirituel est conditionné par un certain degré d’évolution spirituelle. En d’autres termes il n’apparaît pas sans raison au détour d’une rue, incidemment, comme on gagne au loto. Encore faut-il que l’heureux gagnant du loto ait joué préalablement ! Cette comparaison triviale nous amène à réfléchir sur la détermination de l’Éveil. Peut-on être éveillé malgré soi ? Je ne le crois pas. Quelques obédiences religieuses, chrétiennes ou hindoues, (Calvinisme,  Shaiva Siddhanta…) font appel à la grâce divine comme l’une des conditions pour expliquer l’Éveil de l’heureux élu. Même si la grâce est déterminante, elle n’exclut pas pour autant la maturation individuelle. La logique du karma l’emporte sur celle de la grâce qui est tout au plus un élément déclencheur de l’Éveil.

« L’effort pour s’éveiller à sa nature réelle est le devoir de l’homme en tant qu’être humain. Seules les actions qui attisent la nature divine de l’homme sont dignes du nom d’action. Tout le reste n’est que non action, un gaspillage d’énergie ! » Ma Ananda Mayi.

Ma Ananda Mayi

Ma Ananda Mayi

Tel est le message essentiel qui est délivré jusqu’à satiété par nos grands éveillés contemporains. J’ai cité Ma Ananda Mayi mais Sri Ramakrishna aurait pu reprendre mot pour mot cette phrase. On ne peut pas écarter d’un revers de main l’avis éclairé de ces deux personnages emblématiques de la spiritualité indienne. Comment se fait-il alors que malgré leur insistance et leur pouvoir de persuasion, notre vie s’oriente vers d’autres appétits que celui qui est sensé nous caractériser ? Pourquoi cette chance exceptionnelle qui nous est donnée d’épouser la condition humaine n’aboutit-elle pas à la libération des chaines de l’existence ? Bien au contraire, la protection des acquis matériels ou des biens immobiliers, la thésaurisation dans la crainte de l’avenir et l’obsession de la transmission du patrimoine (quand il est suffisamment conséquent) poussent les êtres humains à agir exactement à l’opposé des préceptes spirituels. L’attachement à l’existence, la somme de désirs et de frustrations, la crainte de la maladie et de la dépendance, mobilisent toutes nos énergies de la naissance à la mort sans laisser le moindre répit au détachement et à la consolation spirituelle. Tel est à peu près l’amer constat que nous devons dresser des préoccupations générales de l’existence. Et que celui qui ne se reconnaît pas à minima dans ce tragique tableau ose prétendre qu’il ne possède rien, qu’il ne désire rien, qu’en toute occasion il est satisfait, qu’il n’a rien de matériel à transmettre à qui que ce soit ! Celui-là ou celle-là sera mieux avisé que moi pour continuer l’analyse à ma place mais il ou elle choisira assurément le mode de communication qui lui convient sans aucun besoin de mes services.

Sri Ramakrishna

Sri Ramakrishna

L’Éveil spirituel, état définitif et sans retour, se concrétise au prix de l’abandon de toute forme de désir, de projet ou d’identification à un nom, à une forme ou à une histoire. Il est donc extrêmement rare. Il est l’accomplissement d’une évolution personnelle qui couvre une somme conséquente de vies antérieures et d’orientations libératrices. Cette théorie du karma est, je l’accorde, de l’ordre de la croyance et elle n’est pas partagée par l’ensemble des chercheurs spirituels. Elle fait cependant l’unanimité dans l’Hindouisme et dans la philosophie bouddhiste, ce qui n’est pas négligeable compte tenu du nombre astronomique d’éveillés, de ‘libérés vivants’, de saints et de sages qui ont pris naissance dans cette partie du monde.

Il y a une contradiction évidente entre les fondements de notre société et le désir d’Éveil spirituel. Toute notre éducation nous a inculqué une notion de réussite par le mérite individuel et la satisfaction narcissique. Ces paramètres sont d’ailleurs tout à fait exacts si l’ont s’en tient à la réussite sociale. Il faut une force de caractère exceptionnelle pour se déconditionner des codes moraux et économiques qui sous-tendent notre vie en société. Ces valeurs relatives sont clairement antinomiques des conditions psychologiques de l’Éveil.

Une Représentation Limitée par l’Ego

La constitution de l’ego est le carrefour névralgique des théories psychologiques. Dans la psychologie freudienne, la constitution progressive du moi garantit la santé mentale et nous prémunit de toute confusion psychotique. Par exemple, le test de reconnaissance de sa propre image dans un miroir vers les 18 mois laisse à penser que l’identification devient solide. Dans la psychologie spirituelle des écoles indiennes, le moi (ahamkara) est préétabli dès la naissance et constitutif de la condition humaine, il n’est donc pas menacé dans sa lente maturation. La philosophie indienne analyse différemment l’ego en ce sens que si elle ne nie pas sa valeur essentielle pour affronter les difficultés existentielles, elle y voit aussi le facteur limitant de toute évolution spirituelle vers l’Éveil. En ce sens, l’Éveil n’est autre qu’un bouleversement radical dans la relation sujet-objet !

Dans notre vie quotidienne, cette distinction entre le sujet – moi – et les objets – matériels ou personnels – autres que moi-même, est sensée être une garantie de la santé mentale. Nos désirs s’expriment vis-à-vis des objets des sens, avec plus ou moins de réussite, et ce grand marchandage est soumis au principe de réalité pour en accepter les échecs fréquents et continuer de désirer malgré les risques de frustration. Le meilleur qui puisse nous arriver dans cette vision restreinte de la psychologie est en quelque sorte de continuer à alimenter la pompe des désirs en les calibrant à nos réelles possibilités par ce fameux principe de réalité. Voici résumé, incidemment, le principe fondamental de la philosophie d’Épicure : ne désirer que ce que l’on peut obtenir !

La vision indienne du ‘moi désirant’ est toute autre : elle reconnaît dans toute formulation de désir une projection du moi qui l’éloigne de sa propre réalité psychique, autrement dit le ‘Soi’. Certes la formation d’un désir ne nait pas ex abrupto au hasard des rencontres avec les objets des sens. Elle est justifiée par les expériences passées – ou samskara – qui nous poussent précisément à rechercher telle expérience plutôt que telle autre. Tout nouveau désir prend ainsi place dans une chaine logique, quoique inconsciente, de nouvelles expériences qui n’ont pas d’autre justification que de s’actualiser. L’existence est mue par cette chaine de désirs renouvelés et actualisés tant qu’elle est dépendante de la force inconsciente qui en est la cause. En effet, il faut faire acte de volonté pour exister dans une condition humaine, dans un corps humain. Cette volonté première est ensuite déclinée au cours d’une existence humaine selon toutes formes de désirs préformatés par les expériences passées. Ces tendances au désir – autrement dit cette pulsion de vie – sont nommées vasana. Et la dernière vasana qui résistera avant extinction de toutes les v1san1 sera précisément le désir d’être incarné dans la condition humaine. Il n’y a pas d’autre justification à la vie que d’y faire des expériences concrètes. Le monde mental se nourrit de la multitude des expériences concrètes mais il peut très bien s’en passer, par exemple dans les rêves. Cependant le ‘corps mental’ appelle lui aussi à la reproduction ou à la prolongation des samskara pour alimenter la machine à désirs, c’est en cela que le corps mental peut fort bien être appelé ‘corps désirant’. L’Éveil est tributaire de cette pulsion existentielle. Il n’est compatible avec aucune forme de désir, à l’exception notable du désir d’Éveil !

Une expérience peut être assimilée à une forme plus ou moins avancée d’Éveil lorsqu’elle altère la relation habituelle entre sujet et objet. Avant d’en arriver à cet axiome spirituel, il m’a fallu passer par ce long préambule sur la fonction des désirs et leur reproduction. Toute modification effective dans notre rapport avec le monde extérieur est source d’Éveil. La reconnaissance de cette réalité extérieure dans laquelle nous baignons, mais qui n’est pas considérée comme faisant partie de nous-mêmes, peut parfois prendre des aspects tellement surprenants que nous n’hésitons pas à les identifier à l’Éveil. Pour autant, changer quelques petits paramètres à notre relation au monde ne suffit pas à nous éveiller définitivement, même si certaines prises de conscience peuvent s’avérer déterminantes.

Appréhender le monde comme étant absolument identique à soi-même, voilà une marque d’Éveil ! Visionner le monde comme étant le corps de la Déesse, dans sa multitude comme dans son unité, quelles que soient les circonstances dans lesquelles nous le regardons, voici une autre forme d’Éveil, tout aussi pertinente ! La première est réalisée sous les auspices du Vedanta, la seconde est de nature shakta ou tantrique. Elles n’utilisent pas les mêmes mots pour exprimer l’Éveil mais elles sont comparables dans leur intensité et dans leur radicalité.

Ramana Maharshi

Ramana Maharshi

Une modification radicale de la relation sujet-objet peut durer trois jours ou trois mois ; en toutes circonstances elle est source de bonheur, bien qu’elle soit extrêmement difficile à expliquer à son entourage ou à ses proches lorsque ceux-ci sont coutumiers de l’ancienne relation objectale qui crée de la distinction, de l’attirance ou du rejet. Pour autant, aussi radicale fût-elle, elle a tendance à s’estomper, comme le principe d’entropie, et l’identification, la distanciation, l’attirance et le rejet réapparaissent dans les modes relationnels avec le monde manifesté. En pareille occasion nous savons alors si nous avons réellement épuisé toutes nos v1san1 ou pas ! Assurément pareille expérience, même si elle n’est pas définitive, augure des suivantes, dans la même veine, selon la loi du karma. Ramana Maharshi, illustre sage de Tiruvannāmalai, est un paradigme de modification de conscience définitive. Alors qu’il se sentait mourir à l’âge de 17 ans et qu’il en acceptait la fatalité, il entra dans un état de conscience absolument détaché de toute contingence et il ne revint jamais à l’état antérieur. Il fut l’un des sages les plus célèbres et les plus fréquentés en Inde, tant son expression permanente reflétait cette libération inconditionnelle. Beaucoup d’européens se sont crus autorisés à se comparer à Ramana sous prétexte qu’à un heureux moment de leur existence, ils avaient senti le parfum de l’Éveil.

L’Utilité de la Puissance Sexuelle

La pulsion de vie n’est jamais aussi forte qu’à travers la libido. La sexualité condense en elle-même toutes les formes de désir, toutes les implications individuelles, toutes les folies et les prouesses que les êtres humains sont capables d’accomplir pour assouvir un désir. L’obtention de la jouissance n’est nullement garantie dans la relation sexuelle mais sa recherche est le plus puissant vecteur d’énergie qui se puisse observer. L’espèce humaine n’est d’ailleurs pas la seule détentrice de cette puissance de la libido. Cette loi de la reproduction s’impose dans tous les domaines du vivant mais l’être humain est peut-être la seule espèce qui consacre autant d’énergie à la satisfaction sexuelle, indépendamment de la nécessité de se reproduire (à l’exception d’une comparaison hasardeuse avec le bonobo !).

Ramakrishna mettait son entourage en garde contre ‘l’Or et les Femmes’. Ne voyez chez lui aucune misogynie, il a suffisamment prouvé tout au long de son existence sa vénération pour les femmes, pour Kāli ou pour toutes les femmes en qui il voyait la Déesse Mère. Entendons plutôt pour l’Or, l’argent, ses excès et toute acquisition superflue de biens matériels, et pour les Femmes, la sexualité, ses dépendances, ses travers, la manifestation de la jalousie, la possessivité etc. Pour compléter le tableau des forces qui font tourner le monde des humains, il faut ajouter la quête de pouvoir, sous toutes ses formes, y compris les plus insignifiantes, à celle de l’argent et à la sexualité. Mais il n’y a guère que par la maitrise de la pulsion sexuelle que l’on peut revenir à la source de tous les désirs. Certes les vœux de pauvreté et d’obéissance sont les antidotes de l’Or et du Pouvoir mais ils ne sont pas réputés pour aboutir à un Éveil aussi fulgurant que la maitrise de la puissance sexuelle, notamment dans le tantrisme.

Comme l’affirmait B. Bhattacharya, le tantrisme n’est pas l’apanage de la culture indienne et il se retrouve depuis la Haute Antiquité jusqu’à nos jours sur les bords de la Méditerranée, en Amérique Latine, au Moyen-Orient, en Chine et sur le pourtour des Himalayas. L’utilisation de la sexualité à des fins spirituelles est aussi ancienne que les sociétés humaines. Cependant, le concept de Kundalini est typiquement indien. Le mot apparaît tardivement, au début du Moyen-âge, pour exprimer une montée d’énergie dévorante et libératrice. Cette énergie identifiée est aussitôt divinisée sous la forme de la déesse Kundalini, l’un des multiples aspects de la Shakti primordiale. Nous reconnaissons là un processus de la pensée indienne. Toujours dans la même logique de la métaphysique indienne, un phénomène ne peut exister que lorsqu’il est nommé, à la suite de quoi son énergie subtile, sa vibration sonore, peut ensuite se matérialiser par la forme et l’expérience. Autrement dit : ce qui n’est pas nommé n’existe pas ! La Kundalini existait-elle dans la tête des indiens avant d’être nommée et avant que le concept ne soit identifié ? Voilà une question à laquelle je ne saurais répondre.

Éveil à Contre Courant

Depuis l’avènement du hatha yoga jusqu’à son développement de masse aujourd’hui, les pratiques corporelles ont largement permis de vérifier laprésence de la Kundalini dans le corps humain. Certes pas chez tous les pratiquants mais de manière suffisamment encourageante pour en garantir la réalité. Cette force est très exactement la même que celle qui s’exprime dans la libido. Au lieu de se dissiper vers les pulsions vitales des cakras inférieurs, elle est réorientée vers l’arrière pour être ensuite repoussée vers le haut. Deux exemples illustrent le cheminement du désir et sa satisfaction dans le corps. La sexualité condense son activité vers les parties génitales – vers le bas – et libère son énergie vers l’avant, après quoi il s’ensuit une extinction momentanée du désir. On peut synthétiser cette libération de l’énergie dans un mouvement vers le bas et vers l’avant. De manière comparable, la gourmandise et l’avidité alimentaire trouvent leur satisfaction dans ce même processus de déplacement du haut vers le bas, en suivant les mouvements de l’ingestion puis de la digestion. La satisfaction des plaisirs physiques suit toujours ce mouvement vers le bas et vers l’avant. A l’opposé, les plaisirs intellectuels et artistiques, qui sont une autre façon de sublimer la libido, trouvent leur aboutissement dans les sièges supérieurs de notre anatomie par une concentration cérébrale. La Kundalini s’exprime dans le corps humain par un cheminement original qui ne correspond pas aux deux schémas précédemment donnés en exemple. Elle utilise les mêmes archaïsmes de la libido dans les sièges inférieurs, mais au lieu d’éteindre ses feux dans la dissipation de l’énergie sexuelle ou par sublimation intellectuelle, elle comprime les forces éveillées vers l’arrière, en direction de la colonne vertébrale, pour les repousser vers le haut dans une ascension hypothétique, aussi haut que possible dans l’escalade du rachis. Ce mouvement ascensionnel va très exactement à l’opposé des manifestations usuelles et quotidiennes de l’existence. Le serpent endormi sur trois tours et demi qui finit par se réveiller pour explorer la voie centrale de sushumna représente symboliquement l’éveil de la Kundalini. Cependant il ne révèle pas qu’il doit inverser le mouvement habituel de la dissipation de l’énergie pour la concentrer dans la direction contraire.

La Shakti du Corps

Certaines qualités préalables sont indispensables pour expérimenter la Kundalini. La charge énergétique de l’ascension, ne serait-ce que par son réveil, demande un corps bien préparé pour recevoir l’événement. En général, les adeptes du hatha yoga sont les mieux à même de l’apprécier. Ils se sont suffisamment préparés, ils l’ont suffisamment espérée pour s’y confronter le moment venu. Les qualités nécessaires ainsi que le gout pour les expériences physiques et sensorielles se résument par ce que nous appelons la ‘Shakti du corps’ ! Cette qualité n’est pas seulement l’apanage des hatha yogin, elle se retrouve chez les sportifs de haut niveau, chez les danseurs ou les athlètes des arts martiaux. Elle s’exprime dans un corps performant, bien préparé par l’ascèse ou le tapas, et dans la volonté toujours renouvelée de faire de son corps le réceptacle de certaines expériences spirituelles. Le célèbre témoignage de Pandit Gopi Krishnan dans « Evolutionary Energy in Man » a introduit en Occident la première expérience de Kundalini authentifiée. Après avoir été effrayé par cette force soudaine qui se manifestait brutalement, il mis des années à la canaliser; il l’a enfin stabilisée suffisamment pour que, une fois redescendue, elle oriente positivement son existence.

Gopi Krishna

Gopi Krishna

Les qualités inhérentes à l’ascension de la Kundalini peuvent aussi être des handicaps dans l’accomplissement de l’Éveil spirituel. L’entretien du corps et l’attention qui lui est portée pour en faire un outil performant focalisent le chercheur spirituel sur sa propre personne. On peut constater dans de nombreuses écoles de yoga une recherche de la perfection gestuelle ou de la performance qui aboutit concrètement à un attachement au corps. Plutôt que de libérer, le yoga peut aussi enchainer ses pratiquants à des chimères perfectionnistes et à des idéaux esthétiques.

Le processus de la Kundalini ne dépend pas tant de rectitude posturale que d’un savant dosage entre stimulation de l’énergie et fixation de cette énergie. L’éveil de la Kundalini, je l’ai déjà dit, suit une trajectoire inverse à la tendance naturelle. Il est question d’inverser les flux descendants et les dissipations habituelles. La première action consiste à concentrer l’énergie dans les foyers inférieurs, puis à les agiter pour les relancer tout au long de la colonne vertébrale. Les postures et les bandhas composent l’alphabet de cette alchimie. Tout a été décrit depuis des siècles  et il est parfaitement inutile de vouloir réinventer le yoga en l’affublant de nouvelles dénominations sitôt qu’il est commercialisé. Certains enchainements, certaines liaisons posturales peuvent entrer dans le jeu de l’agitation énergétique, sans remplacer pour autant les postures statiques.

Pour être diffusée dans l’axe de la Kundalini, cette énergie demande impérativement de la stabilité. Elle la trouve dans l’immobilité, dans le ralentissement du souffle et dans les rétentions respiratoires, notamment dans le pranayama. Le dosage de ces différents aspects complémentaires est la science même du yoga. Son enseignement efficace ne peut être délivré que par quelqu’un qui en a l’expérience. Et encore, cette connaissance ne garantit pas la transmission de l’expérience car l’élève doit posséder suffisamment de Shakti en lui et la désirer ardemment en accomplissant le travail nécessaire.

Combustion Dévastatrice

Quand la Kundalini pénètre de manière fulgurante jusqu’au sommet du crâne, elle déborde toutes les techniques préparatoires et les précautions pédagogiques. Alors elle ne s’enseigne pas, elle surprend, elle est donnée comme un cadeau du ciel. J’ai cité Gopi Krishnan en l’occurrence, je rappelle maintenant l’expérience de Vivekananda. Le maitre Ramakrishna était capable par le contact de son doigt de communiquer l’expérience de la Kundalini. Par amour pour son disciple et dans l’intention de le faire évoluer rapidement, il toucha la poitrine de Vivekananda et celui-ci se trouva instantanément précipité dans le tourbillon de l’extase. Il supplia son maitre de cesser là toute opération car dans ce début d’expérience fulgurante, il perdait toute raison de s’investir dans le champ de l’existence terrestre. Ce faisant, il allait échapper à sa mission. Dans ce cas précis, il y a peut-être une analogie entre Éveil spirituel et manifestation de la Kundalini. Mais Vivekananda était un être exceptionnel qui a prouvé dans les quinze années qui suivirent cette expérience sa ‘lassitude’ de l’existence, son désir d’en finir après avoir accompli sa tâche. La Kundalini foudroyante pouvait donc être un empêchement à l’accomplissement de son sva-dharma, à savoir, la fondation de l’ordre de Ramakrishna pour laquelle il s’était incarné. Après cet événement de jeunesse, Swami Vivekananda a obtenu maints autres états de sam1dhi et n’a pas eu à regretter le moment où il supplia son maitre d’interrompre l’expérience.

Ramakrishna était coutumier des extases spontanées. La Kundalini l’envahissait lorsqu’il entendait un chant dévotionnel, lorsqu’il entamait un pas de danse ou à l’écoute d’un poème. Il incarnait la Kundalini. Il avait accompli toutes les sadhanas auprès des précepteurs les plus compétents de son époque, y compris la sadhana tantrique avec une Bhairavi. Enfant, il était pourvu d’une constitution robuste et joueuse. Et pourtant, il était comme foudroyé par l’énergie lorsque celle-ci le prenait. Il fallait veiller sur lui et l’alimenter afin que son corps ne meure pas chaque fois qu’il était saisi par les assauts de la Kundalini. Ma Ananda Mayi était également soumise aux mêmes dangers lors de ses extases et ses disciples devaient la soigner comme un nourrisson qui refuse de s’alimenter.

La Kundalini révèle alors son visage mortifère. Elle peut tuer lorsqu’elle consume le corps dans une combustion rapide. Personne ne peut vivre durablement dans le feu de la Kundalini lorsque celle-ci se pare des atours de la Grande Dévoratrice.

Mon maitre Sri Saccidânanda Yogi était aussi un fin connaisseur de la Kundalini et il ne ménageait pas sa peine pour nous y familiariser. Parfois, rarement, il démontrait dans une rétention le feu envahissant de cette énergie qui lui empourprait soudain le visage. Il n’en faisait pas un usage immodéré, il la respectait comme une pourvoyeuse de délices qui pouvait se métamorphoser en maitresse assassine.

Combustion Douce

A force de citer les hommes et les femmes les plus expérimentés, j’ai perdu la mesure de nos faibles moyens. Comme je le notais en préambule, l’éveil de la Kundalini n’est pas modélisé. Tout comme l’Éveil spirituel, son intensité semble dépendre de notre capacité à y faire face. Mais l’explosion du ‘grand soir’ est un fantasme qu’il est préférable de modérer. Nous sommes rétribués selon nos capacités et nous suivons de ce fait la logique du karma et des vasana inépuisées qui réduisent en conséquence la proximité de notre libération. Cependant l’introduction de la modération et la juste appréciation de nos capacités ne doivent pas nous empêcher de courtiser cette énigmatique compagne qui, telle une passagère clandestine, demeure incidemment sous notre toit. Apprivoisée, elle est assez gracieuse pour nous pourvoir de quelques uns de ces bienfaits. Contrariée, elle se réfugie au plus profond de la matière et elle laisse la place à des démons ou à des usurpateurs qui finissent par nous lasser, s’ils ne nous emportent pas.

Au commencement de son réveil, la Belle ouvre un œil, sourit et retombe dans son sommeil. Ce clin d’œil se traduit par une expérience agréable de chaleur ou de vibration dans le bassin et à la base de la colonne vertébrale. Elle réitère son témoignage amical par de courtes apparitions à des hauteurs différentes sur l’arbre de la conscience. Tous les cakras peuvent être visités de la sorte et, lorsque la Belle disparaît en son logis, Elle laisse un souvenir mélancolique de cette trop brève apparition. Nous languissons de son absence comme des amoureux oubliés jusqu’à sa prochaine manifestation. Comme dans tout apprentissage, nous identifions les gestes ou les attitudes qui ont provoqué les brèves visites et nous nous évertuons à les reproduire. Par répétition, nous gagnons en habileté et nous effectuons des liens dans le système nerveux qui occasionnent des réactions énergétiques de plus en plus rapides.

Dans ce processus il est assez fréquent de ressentir une percée en éclair qui parcourt de bas en haut la moelle épinière jusqu’au sommet du crâne. Cette impulsion électrique instantanée n’est pas la manifestation de la Kundalini. Elle la précède, elle l’inaugure en quelque sorte comme un pisteur ouvre la voie d’une pente avant le départ des compétiteurs. Cet éclair de conscience est une sorte de reconnaissance de l’itinéraire pour signifier que la voie est libre. Reste à la parcourir. Certains textes utilisent le terme de citrini pour identifier ce filament qui passe au centre de la sushumna. Dans la plupart des cas, l’ascension s’effectuera par une suite incessante de petits bonds et de retours à l’envoyeur.

La Kundalini se manifeste capricieusement selon la personne qu’elle daigne éclairer par une succession de montées et de descentes, de frémissements à des niveaux plus ou moins élevés. Parfois ce sont des techniques de yoga qui la réveillent. Parfois Elle se manifeste en des circonstances insolites, dans la foule, dans les transports en commun, notamment dans les trains, ou encore dans la solitude en conduisant sa voiture. Les vibrations physiques occasionnées par les transports favorisent le réveil intempestif de la Kundalini. Ses intrusions peuvent durer quelques minutes comme elles peuvent s’installer plus durablement, de quelques jours à quelques semaines. Mais elles n’ont ni la violence ni la force potentielle de dévastation de la Kundalini lorsqu’elle s’exprime totalement. La fréquentation des yogis est évidemment une occasion de réveiller Sa présence en des endroits stratégiques du corps humain. De certains yogis, il émane naturellement et en permanence cette force communicative, tandis que d’autres yogis ont le pouvoir de la provoquer à des moments particuliers.

Pour expliquer les freins qui empêchent l’élévation de la Kundalini, les textes de yoga traditionnel parlent de nœuds, de granthi, qui doivent être déliés ou transpercés pour libérer le passage vers un accomplissement plus élevé. L’expérience pratique nous fait valider cette description poétique. En résumé, l’énergie investit d’abord les régions basses du corps – périnée, pubis et ventre. Elle poursuit son ascension quand elle réussit à pénétrer la poitrine jusqu’à la gorge. Elle se heurte enfin à une dernière fermeture et sitôt déverrouillée, elle peut envahir tout le cerveau.

Libido et Kundalini

La pratique intensive du yoga diminue significativement la libido et les désirs sexuels. Et s’il n’en est rien, il serait peut-être opportun de se demander quelle est la pertinence réelle de la pratique yoguique. Ce constat n’est pas un souhait, encore moins une injonction. Il donne quelque valeur à l’hypothèse selon laquelle la Kundalini est l’émanation de la même force que celle qui alimente la sexualité. Réorientée, redistribuée, elle aboutit à un éveil énergétique inédit.

Certains témoignages confirment la réorientation de la libido.

Je cite avec son autorisation l’expérience de Pascal Mauffret. Lors d’un stage intensif en Italie, un groupe de yogis a associé jeûne et pranayama dans le but de purifier les n162. Toutes les trois heures, une séance de pranayama enchainait kapala bhati, bhastrika suivie d’une rétention pleine, bhastrika suivie d’une rétention vide, et nadi shodhana (ce dernier entre 20 et 40 mn). Dans la dernière phase de nadi shodhana, la Kundalini s’est élevée à chaque rétention jusqu’à hauteur du nombril, embrasant les trois premiers cakras. Au fil des rétentions, une chaleur envahissait la poitrine et la tête. Ce premier enseignement nous fait comprendre que la diffusion de chaleur est un phénomène subsidiaire, différent de l’élévation de la Kundalini. Dans le cas de Pascal, la percée ne s’est pas produite au delà des trois premiers cakras ; elle a cependant rayonné dans tous le corps au-delà du frein de la poitrine. Deux nuits après cette expérience décisive, une éjaculation s’est produite sans rêve érotique et sans autre stimulation. Elle représentait en quelque sorte la queue de la comète lancée deux jours avant par le pranayama, les rétentions et les bandhas. Ce témoignage illustre physiquement les liens étroits entre la Kundalini et la sexualité.

Les prémisses de la Kundalini sont comparables à une combustion lente dans le processus d’Éveil. Ils sont très agréables et ne présentent aucun risque pour la santé, même s’ils peuvent surprendre le débutant, voire l’inquiéter, dans la mesure où il n’a reçu aucune éducation pour faire face à de pareils phénomènes. Il importe de remettre ces évènements à la juste valeur.

Nous avons précisé que l’Éveil spirituel n’est pas dépendant de l’ascension de la Kundalini ni d’aucune autre manifestation énergétique. L’Éveil s’interprète davantage dans le champ psychologique grâce à une modification radicale du rapport sujet-objet. Éveil et Kundalini ne sont pas contradictoires, ils peuvent très bien cohabiter, surtout dans le périmètre de la spiritualité indienne.

Mais encore, la Kundalini peut se manifester physiquement sans qu’il y ait une modification fondamentale du rapport sujet-objet. Le mouvement de yoyo qui caractérise les premières manifestations dans le corps n’est pas assez puissant pour modifier radicalement les fondements psychologiques de l’individu. Une expérience totale de Kundalini, parachevée au sommet de la tête, apporte un tel sentiment de plénitude qu’elle prédispose à l’Éveil. La Kundalini est une stimulation puissante qui estompe notre identification au corps. Tant que l’individu se définit mentalement comme une entité indépendante, il ne présente pas les conditions de sa libération. La Kundalini peut être assez puissante pour provoquer une expérience de fusion universelle. Dans ce cas, elle brise des liens de fausse identification et œuvre dans le sens de l’Éveil. Personne ne sait quand le dernier lien sera rompu. Il est probable que les premières manifestations de la Kundalini soient des signes positifs en vue d’une dissolution de l’ego. Tout comme une hirondelle ne fait pas le printemps, une poussée de /akti n’autorise pas la libération.

Le lecteur aura bien compris que mes tentatives d’explications sont fondées sur des expériences modestes et incomplètes. J’ai largement fait appel à des témoignages plus achevés que les miens pour illustrer les conséquences radicales d’une Kundalini totalement libérée. Il m’apparaît dans tous les cas qu’Elle se révèle définitivement quand le grand témoin de cette dévoration a déjà renoncé pour l’essentiel à la préservation de sa vie organique. Dans ces conditions, la Kundalini est une apothéose qui préfigure la Grande Libération. Nous attendrons patiemment d’en être dignes. Nous la rêverons, certains la craindront peut-être encore peu, mais ce sera notre manière de l’apprivoiser et de l’appeler secrètement.

La Parole des Femmes

Rétrospectivement, il apparaît que cette description de la Kundalini est formulée dans un langage sexué. Les témoignages sont masculins ; la Kundalini est la maitresse espérée et redoutée qu’il faut séduire ! Sa présence active n’est-elle pas décrite comme une érection en arrière ? Je ne suis pas le premier dans ce cas-là puisque tous les textes tantriques – ha5ha yoga compris – sont écrits sous la plume des hommes et attribuent un genre féminin à la Shakti Kundalini. Il serait intéressant de lire des témoignages féminins à double titre. D’abord, les descriptions physiques correspondraient-elles exactement à celles des hommes ? L’énergie se déploie-t-elle selon le même itinéraire dans un corps de femme ?

Mais encore, dans cette relation éminemment sexuelle, comment les femmes vont-elles appeler la force qui les envahit ? Vont-elles choisir un nom masculin pour entretenir la métaphore sexuelle ? Oseront-elles des comparaisons qui identifient cette force à la pénétration d’un amant ?

Le yoga s’est largement féminisé en Occident. Pourtant les femmes qui l’enseignent continuent de faire référence à des textes essentiellement masculins, avec des indications clairement sexuées.

Dans les pratiques sexuelles tantriques, la partenaire féminine joue un rôle capital. Pour le sadhaka masculin, elle incarne la Shakti et l’organe sexuel féminin fait l’objet d’une adoration rituelle.

 Bhattacharya

Cependant il y a tout lieu de croire que ce simulacre d’orgasme sexuel qui stimule la Kundalini n’est pas ressenti de la même manière chez une femme. Bhattacharya nous le fait comprendre en décrivant la pamoison des femmes lors des rituels extatiques dans le « Monde du Tantra ». Ses descriptions des cérémonies – qui peuvent durer plusieurs jours – nous laissent entrevoir que l’extase féminine dépasse celle du partenaire masculin en intensité et en constance. Et dans l’éducation tantrique, c’est la femme initiée d’âge mûr qui se charge d’enseigner les gestes, les techniques et les fondements théoriques du rituel, aussi bien aux garçons qu’aux jeunes filles. Cette prédominance du féminin est peu connue dans l’univers hindou puisqu’elle est gardée secrète, non exposée au vu et au su des croyants ordinaires, encore moins dans les cérémonies publiques.

En Europe, plus des deux tiers des professeurs de yoga sont des femmes. Elles y tiennent donc un discours dominant et les instances du yoga sont dirigées majoritairement par des femmes. Il reste à mettre en relation ces deux constats : celui de la prédominance secrète des femmes dans le tantrisme indien et celui du discours majoritairement féminin dans le yoga occidental. J’ajoute que l’étude la plus brillante du tantrisme, fondée sur une expérience personnelle, a été réalisée par une femme, madame Lilian Silburn. Tara Michaël, Aurore Gauer et Colette Poggi pour ne citer qu’elles, portent aussi fièrement le flambeau de la parole féminine sur le yoga et le tantra. La prochaine génération de femmes initiées, en Inde ou ailleurs, n’acceptera plus de commenter des expériences masculines décrites dans des textes moyenâgeux qui confinent à la misogynie. Elle se donnera toute liberté pour décrire à sa manière le processus énergétique à l’œuvre dans le corps d’une femme. Cette génération de femmes est déjà parmi nous, et elles vont bientôt fréquenter nos cours de yoga ! Elles sauront trouver les mots pour décrire ce que toutes les femmes initiées, depuis les limbes de l’humanité jusqu’à nos jours, ont toujours expérimenté sans pour autant se donner la peine de le formuler.

RM

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