Les eaux du ciel se sont renversées sur Nashik pour ce troisième grand bain rituel de la Kumbh Mela, si bien qu’aucun préparatif de purification des bassins n’est possible sous ces trombes de pluie. Pendant quatre heures la foule, stoïque et trempée jusqu’à l’os, attendit la cohorte des sâdhus pour les voir déferler dans la jubilation sur les ghâts de Nashik mais le spectacle tant attendu des ascètes hindous tourna court.
Plus haut dans la montagne, à quelques trente kilomètres de Nashik, se trouve le camp de Trimbakeshwar où se regroupent les ascètes shivaïtes. La Kumbh Mela dite de Nashik est en effet la seule parmi les quatre mela officielles qui sépare les vishnouites des shivaïtes, les premiers s’installant aux abords de la grande ville au lieu-dit Tapovan, les seconds préférant les hauteurs dans le cirque de Trimbakeshwar, là même ou se trouve le temple qui abrite l’un des douze jyotirlingam[1] de l’Inde shivaïte. Ainsi les deux branches principales de l’hindouisme ne se disputent-elles pas la préséance d’entrée dans les bains puisqu’elles sont ici prudemment séparées.
Mais à Trimbakesh en ce jour de grand bain, le temps n’est pas plus clément qu’à Nashik ; bien au contraire les bourrasques de cette tardive queue de mousson ont arraché la plupart des tentes des sâdhus et noyé les feux permanents de leurs dhuni[2]. La météo désastreuse fait figure de catastrophe pour ces ascètes qui voient leurs lieux de représentations dévastés.
Dans ce campement à moitié en ruine, une tente a particulièrement bien résisté aux tornades, probablement parce qu’elle se trouve tout en haut d’une rangée et qu’elle est de ce fait protégée, c’est celle de Mahendra Giri, Mahant de Patiala. Une joyeuse effervescence anime le quartier général de ce prestigieux clan des Giri dont Mahendra est l’un des gourous les plus recherchés, notamment par les naga baba[3], ascètes intégralement nus et enduits de cendres.
Chaque Kumbh Mela est un événement majeur dans l’univers spirituel – Haridwar, Allahabad, Nashik puis Ujjain. Leur notoriété a, depuis quelques décennies, largement franchi les frontières de l’Inde et ne concerne plus seulement les hindous. De par le monde on sait que c’est le plus grand rassemblement spirituel sur cette planète, qui peut même mobiliser jusqu’à cent millions de pèlerins sur une période de deux mois ! Les grands bains rituels, appelés shahi snâna[4], représentent l’apogée de cette confluence cosmique et c’est à ces moments particulièrement bénéfiques que les foules convergent en masse vers les bains collectifs. Or en cette mi-septembre, la météo en a décidé autrement. Une bonne moitié des sâdhus shivaïtes a décampé de Trimbakesh faute d’abri et de feu continu ; l’autre moitié restante se réorganise selon une solidarité de circonstance et les apparentés claniques.
Les akhara[5] en dur ont naturellement résisté aux conditions climatiques, de même que les structures les mieux bâties, les plus sophistiquées et les plus chères en terme d’investissement. Mais les plus argentés ou les plus médiatisés ne sont pas nécessairement les plus intéressants. Depuis ses origines l’Inde spirituelle présente une large palette de mystiques et de saints, depuis ses pandits savants et ses brahmanes orthodoxes jusqu’à ses renonçants hirsutes et ses athlètes gymnosophistes.
A la Kumbh Mela, ce ne sont pas nécessairement les prêches des beaux parleurs qui attirent le plus l’attention des pèlerins. Les modestes tentes hâtivement montées à l’aide de perches en bois et de bâches plastiques abritent les renonçants absolus, les vrais tapasvin, fierté de l’Inde dans son originalité perpétuelle. Ce sont les dieux vivants, les hérauts de l’hindouisme et les modèles antiques de la liberté et du renoncement. Les visiteurs indiens sont à la fois fascinés et terrifiés par leur apparence farouche et par les pouvoirs magiques qu’ils leur prêtent. Hommes d’âge mûr ou familles entières s’inclinent respectueusement devant les sâdhus, sans oser pénétrer dans l’antre inquiétant. Ils prennent le darshan, ils recueillent la cendre du dhuni sacré des mains des naga baba et reçoivent en guise de bénédiction une grande claque dans le dos !
C’est vrai qu’ils en imposent ! Leur regard de braise, leurs cheveux tressés et leur nudité cendrée les placent dans une catégorie qui n’est plus tout à fait humaine, à moins qu’elle ne préfigure l’au-delà de l’humain.
Dans ces conditions si particulières de la Kumbh Mela 2015, le centre du monde – c’est à dire le lieu le plus intéressant de la planète à ce moment précis – pourrait bien se trouver sous la tente de Mahendra Giri ! Un aréopage de personnalités hautes en couleur défile en permanence pour rendre hommage au gourou, rentre et sort dans la bonne humeur, les éclats de rire et les plaisanteries salaces, sous l’épais nuage des fumées des shiloms. Un observateur attentif saisira vite qui est le patron dans cette ambiance anarchique. En partant de la route où défilent les passants, se trouve d’abord le dhuni, entretenu en permanence par deux naga. Les pèlerins recherchent la bénédiction des hommes nus sans observer plus en profondeur à l’intérieur. Les sâdhus aisément reconnaissables à leur robe orange ne s’arrêtent pas à cette première façade et vont directement s’incliner devant Mahendra. S’ils veulent passer un moment en sa compagnie, ils se placent derrière lui ou bien à ses côtés s’ils ont un âge respectable.
Son chela[6], un jeune Giri[7] disponible et corvéable à tout moment, est placé directement à sa gauche. Selon le va-et-vient ambiant, l’entourage de Mahendra oscille entre cinq et dix sâdhus, dont deux femmes sâdhvî qui n’hésitent pas à se mêler aux hommes présents. Elles sont joviales, puissantes et actives ; il en émane une sensation d’invulnérabilité. L’une d’entre elle assure secrètement le trafic du charas[8]; c’est une façon comme une autre d’assurer sa matérielle si une sâdhvî ne veut pas être confondue avec une mendiante.
En ces jours étranges soumis aux caprices du temps, une autre bande tout aussi étonnante a pris ses quartiers sous la tente de Mahendra. Un groupe de dix yogis français, hommes et femmes confondus, semble naviguer comme un poisson dans l’eau entre les naga et les sâdhus. Ils se sont installés auprès de Mahendra et l’un d’entre eux parle suffisamment hindi pour assurer la conversation entre les deux groupes. L’admission au sein de la tente n’a pas été si facile ; ce n’est pas une simple visite de courtoisie que rendent là nos européens à leurs amis sâdhus. La barrière de la langue est rédhibitoire car les Giri en présence sont pour la plupart illettrés. Aucune possibilité de recourir à l’anglais dans ces conditions. La communication étant plus ou moins résolue par l’intermédiaire de l’interprète français, le second sésame est la provision de charas qui peut pourvoir quelques jours, et de façon ininterrompue, à la consommation forcenée de l’ensemble des parties en présence. Nos français se comportent plutôt bien en matière de shiloms. Ils savent les préparer, ils les fournissent en excellent charas d’origine Manali et pour le plupart ils tiennent une cadence effrénée, presque à égalité avec les sâdhus, fumeurs que l’on peut qualifier de « professionnels » !
Mais nos français possèdent une dernière botte secrète pour fraterniser définitivement avec les ascètes : ils pratiquent un hatha yoga convaincant, aux yeux de Mahendra et de ses disciples. De plus ils savent chanter et ils répondent crânement aux bhajans rauques et sauvages des sâdhus par les leurs, plus sophistiqués, en hindi ou en sanskrit. Ces hommes que tout oppose dans leurs cultures et leurs langues respectives se retrouvent dans une parenthèse magique à la Kumbh Mela de Trimbakeshwar pour partager ce qu’ils ont en commun dans leur connaissance du yoga et la folie mystique de l’Inde.
A la nuit tombante, l’affluence des visiteurs indiens augmente ; ils se massent sur plusieurs rangs devant la tente et n’en croient pas leurs yeux devant ce spectacle de plus en plus insolite. Tout au fond du nuage de fumée dans lequel se confondent les vapeurs de cannabis et la combustion suffocante d’une grosse bûche dans le foyer, Maharaj Mahendra Giri lance un signe de la main à l’un de ses disciples naga : « yoga maintenant » ! Chose dite, chose faite, pas moyen de tergiverser après une telle interpellation. Kamal Giri se lève donc, déploie son squelette et révèle sa maigreur stupéfiante. Il fait d’abord quelques gestes d’assouplissement, comme un coureur qui s’échauffe, puis une lance la jambe droite par derrière l’épaule et tente de se stabiliser en équilibre sur son pied gauche. Il agrémente sa posture de quelques facéties, il tire une grosse bouffée de shilom dans sa position insolite, il pique la casquette du spectateur le plus proche et la fait tournoyer dans ses mains, sous l’hilarité générale et les applaudissements. Kamal saisit maintenant une badine sur laquelle il enroule méticuleusement son sexe. Après avoir distendu le prépuce sur trois tours de baguette, il commence une rotation complète puis il la passe derrière les cuisses. Il appelle le chela et lui demande de monter sur la baguette, ce dernier s’exécute tant bien que mal tandis que Kamal a intérêt à ne pas relâcher sa saisie !Voilà comment on s’amuse sous la tente de Mahendra. Ces tours de fakir impressionnent le public. Le corps caverneux du pénis n’est pas nécessairement impliqué dans cet étirement disproportionné du prépuce. En enroulant la peau sur la baguette, le pénis se rétracte vers le pubis et se protège de la rupture. Il n’empêche que cette manipulation douloureuse renvoie clairement le spectateur à d’autres considérations symboliques : le mépris de l’organe sexuel, la maitrise du désir et de la sexualité, la pénitence au profit de la libération de tous les désirs sexuels. Le sâdhu acrobate et masochiste accomplit là, selon ses moyens intellectuels et ses capacités de dépassement, un exploit qui marque les esprits parce qu’il touche directement à la chair la plus sensible du spectateur.
C’est maintenant au tour des français d’assurer le spectacle. Le plus âgé – que les indiens appellent instinctivement « gouroudji » pour avoir subodoré ses compétences yoguiques parmi les autres membres de la troupe – « gouroudji » donc, envoie sur la piste son plus fier représentant. Il est beau, il est jeune, il se fond déjà dans l’assemblée des sâdhus car il porte la même robe et il a les cheveux longs. Il assure à son tour une belle prestation, applaudi chaleureusement par le public et les ascètes eux-mêmes. A noter cependant que c’est Mahendra en personne qui déclenche les applaudissements et alors seulement, les autres membres surenchérissent de compliments.
Gouroudji se lève à son tour et prend l’initiative de montrer ce dont il est capable. Il fait parler la précision, la technique, la puissance et la grâce en même temps que la souplesse. La cote des français remonte encore d’un cran, tant dans le public profane, ébahi et ravi, que dans l’assemblée des yogis qui commentent, nomment les techniques en démonstration et en apprécient la valeur.
Mahendra appelle tous ces français par les noms indiens dont il les a baptisés, dans la confrérie des Giri. Après Shiv’Om, après Rudra, après Ram Giri, il appelle Sita Giri, la jeune femme énigmatique qui semble le séduire encore un peu plus que les autres. Sita n’a plus qu’à s’exécuter. Elle assure à son tour une belle prestation en choisissant des exercices de force et d’équilibre qui impressionnent suffisamment le cercle majoritairement masculin.
quelques jours de fraternisation, les sâdhus n’ont plus aucune réticence devant les photos ou les cameras qui tournent en continu. Mais un nouvel évènement focalise toute leur attention. L’un des français a sorti son papier, ses pinceaux et ses aquarelles. Il commence le portait de Mahendra. Celui-ci tient la pose, digne et immobile. La réalisation du portrait s’éternise car les conditions sont hostiles. Mahendra donne son point de vue et demande au peintre de fignoler les détails, de « finir » son tableau aussi bien qu’une photo pourrait révéler tous les détails de son personnage. Le peintre, qui avait déjà rangé son matériel, souhaite offrir son esquisse à Maharaj mais ce dernier la refuse tant qu’elle n’est pas terminée. Dans ses propres représentations, Mahendra ne comprend pas qu’on puisse lui faire le cadeau d’un portrait qui ne serait pas fini ! Le peintre ressort son matériel pour la troisième fois, transpire à grosses gouttes et s’exécute tant bien que mal pour satisfaire au mieux le maitre. Après avoir souffert près de deux heures sur la réalisation du portrait, ce sont maintenant les trois naga qui veulent leur propre portrait ! Il est sauvé par l’heure tardive et la nécessité de prendre congé.Jour après jour le temps passe dans l’hilarité générale, les tours de shilom et la fraternité des cultures. Les naga, d’habitude si austères, si farouches et si préoccupés des distances qu’ils imposent à leurs visiteurs, s’humanisent tranquillement auprès de cette troupe de blancs, occidentaux, puisque Mahendra en a décidé ainsi ! Après quelques journées de promiscuité dans ce réduit de toile qui les protège tant bien que mal de la pluie battante, les apparences ont sauté, les uns et les autres commencent à discerner leurs véritables traits de caractère, au-delà de la nudité, de la robe orange du sâdhu ou du rang qu’il occupe dans cette communauté si hiérarchisée.
Après le Kumbh, après le déluge salutaire qui a rapproché tous les clans de la société indienne, les laïcs indiens, les ascètes hindous, les sâdhus et les yogis occidentaux en visite, vient le temps des séparations et du retour au bercail. Les Giri de Mahendra repartent vers le centre de l’Inde pour un dernier rassemblement festif avant de se retrouver dans quelques semaines à Patiala, dans leur ashram du Penjab. Les français poursuivent leur itinéraire vers les hauteurs arides de la Spiti et la vallée nourricière de la Byas. Chacun garde en son cœur cette exceptionnelle rencontre, tout en se promettant d’y ajouter une suite, au gré des circonstances de la vie. A la prochaine Kumbh Mela peut-être ? Des liens spirituels et fraternels aussi puissants traversent aisément le temps jusqu’à ce qu’une nouvelle configuration auspicieuse réunisse les protagonistes pour de nouvelles aventures.
Rodolphe Milliat (alias Rudra Giri)
[1] Douze lingam considérés comme auto-produits sont ainsi répartis dans leurs temples respectifs sur le territoire indien et font l’objet d’une dévotion intense et même d’un pèlerinage qui parcourt l’ensemble de ces lieux saints shivaïtes.
[2] Un dhuni est une fosse carrée dans laquelle un foyer constant est entretenu. Il tient lieu d’abord d’offrande sacrificielle à l’élément feu, mais encore de cuisson et de chauffage dans les tentes des sâdhus.
[3] Les naga baba, ou ascètes nus, sont les représentants extrêmes du renoncement. Ils se veulent aussi les défenseurs de l’hindouité par rapport aux agressions des religions missionnaires installés sur le sous-continent indien. On trouve des naga aussi bien dans le vishnouisme que dans le shivaïsme.
[4] Cette année les dates des bains les plus importants, au regard des configurations astrales, furent les 29 aout, 13, 18 et 25 septembre.
[5] Les akhara sont les lieux de résidence des sectes principales qui composent l’hindouisme. On en trouve dans les villes où sont installés ces mouvements religieux mais aussi sur les rassemblements ponctuels tels que les mela.
[6] Le chela est le disciple attitré du gourou et le sert en permanence de manière inconditionnelle. Il est initié dans l’ordre auquel il appartient mais il va passer un certain nombre d’années d’apprentissage dans l’obéissance et le service.
[7] L’ordre des Giri est l’une des dix lignées, ou sampradaya, initiées par le philosophe et réformateur shivaïte Shankara. Les autres sampradaya sont les Bhârati, les Sarasvatî, les Sâgara, les Tîrtha, les Puri, les Âshrama, les Parvata, les Aranya et les Vana.
[8] Le charas est la résine de cannabis que fument régulièrement les ascètes shivaïtes. S’il est interdit par la loi indienne, il reste cependant toléré pour les sâdhus, particulièrement en période de mela, où les valeurs ordinaires sont renversées. Le charas est alors considéré comme l’incarnation végétale de Shiva lui-même.