Il en est des cours de yoga comme de toute autre matière enseignée :
- certains professeurs sont des techniciens hors pair ;
- d’autres possèdent un charisme tel qu’ils pourraient réciter l’annuaire en fascinant leur auditoire ;
- certains enseignants respirent la grâce et la beauté ;
- d’autres jouent la carte de l’autorité au point qu’ils désamorcent d’emblée toute forme de critique ;
- il y a les érudits qui brillent par leur culture et leur intelligence ;
- il y a les besogneux qui récitent mot à mot les enseignements qu’ils ont reçus, avec l’intonation initiale et sans déplacer la moindre virgule ;
- enfin, il y a les charmeurs, les naïfs, les bavards, les austères, les candides, les illuminés, les pathétiques, les facétieux, les beaux parleurs…
Bref, le monde entier résumé tel qu’il pourrait être dans une autre profession et tel qu’il est généralement dans sa pluralité, et c’est très bien ainsi. Ce qui est reconnu par certains comme une qualité peut en irriter d’autres, à tel point qu’ils considèrent telle attitude comme un défaut, et réciproquement. Nous avons tous notre opinion sur ce que pourrait être le professeur idéal. Nous tendons tous vers un idéal pédagogique plus ou moins accessible, et surtout, nous avons en tête des modèles qui ont définitivement marqué le cours de notre existence, à tel point que ces professeurs-là sont les révélateurs de notre vocation ou de nos aspirations. André van Lysebeth, Jean Klein, Nil Hahoutoff, Roger Clerc, Gérard Blitz, furent en leur temps pour des milliers d’occidentaux des inspirateurs. Mesdames, vous fûtes aussi des modèles et des fondatrices d’écoles renommées : Yvonne Millerand, Maud Forget, Eva Ruchpaul, Claude Peltier… Je me garderai bien de citer ceux et celles de mes collègues qui sont encore en activité et donc, sur le devant de la scène !
La relation que nous entretenons avec les maitres indiens est certainement plus complexe que celle que nous avons avec nos grands prédécesseurs francophones. Elle divise encore le microcosme du yoga et elle paraît trop intime, trop empreinte d’adhésion ou de rejet pour être considérée calmement à l’aune de la pédagogie et de ses modèles.
Mais ce pourrait-il que nous sortions un instant de notre admiration légitime pour analyser objectivement le rapport entre le langage et l’enseignement du yoga ? Tel est le thème de cet article, et je développerai trois niveaux distincts de langage dans ce qui se rapporte à l’enseignement du yoga postural. Car ce yoga-là, fondé sur une activité postural, essence pratique de la plupart des cours de yoga, peut tout à fait être analysé selon son langage, ses intentions, ses développements, ce qu’il ignore, ce qu’il dit et ce qu’il cache.
Quelle que soit la méthode enseignée, la technique revendiquée, on peut distinguer trois niveaux de langage dans un cours de yoga : 1/ le langage descriptif ; 2/ le langage complémentaire ; 3/ le langage dissocié.
1/ Le langage descriptif est celui que je m’efforce de réduire par tous les moyens possibles quelle que soit la situation pédagogique. Globalement, cela revient à éviter le double emploi d’un discours qui s’efforce de décrire ce que le corps est en train de pratiquer. Certains modèles pédagogiques ne pourront malheureusement pas éviter le langage descriptif de premier degré. Il est important qu’un élève ait clairement en tête l’exercice qu’il doit réaliser ; si la moindre confusion prédomine quant à ce qui lui est demandé, sa disponibilité mentale sera insuffisante et son hésitation grandissante. Voyons dans quelle mesure les consignes propres à une posture peuvent être clairement signalées à un élève.
a/ l’élève est débutant.
En ce cas, toute information est nouvelle et tout reste à explorer. Les mécanismes de répétition et les repères dans le cours de yoga ne sont pas encore intégrés, si bien que la double information visuelle et descriptive n’est pas vraiment gênante si elle apporte une confirmation par rapport à l’exercice proposé.
b/ le professeur démontre la posture avant qu’elle soit pratiquée par les élèves.
Il choisit la plupart du temps de commenter anatomiquement ou mécaniquement ce qu’il est en train de faire devant sa classe. C’est le même cas de figure si le professeur choisit de prendre un élève pour terrain de démonstration, en commentant ce que l’élève de référence est en train de faire selon ses directives. Une double démonstration (visuelle et explicative) peut desservir la mémoire visuelle de l’élève et l’incite à faire davantage confiance aux mots et à l’intellect, plutôt qu’à l’œil qui perçoit les détails et s’attache à une autre forme de compréhension, sans devoir faire appel à un discours redondant. Mais lorsque c’est au tour de l’élève de réaliser la posture qu’il vient d’observer, le professeur peut être tenté de redire exactement la même chose que lors de sa démonstration, et c’est l’exemple typique d’un discours primaire qui se limite à la description.
La première règle que je suggère est donc de S’ABSTENIR DE DIRE CE QUI PEUT ÊTRE FORT BIEN VU ! ET DONC UTILISER EN PRIORITÉ LE LANGAGE POUR DIRE CE QUI NE SE VOIT PAS !
C’est une vigilance à laquelle la plupart des professeurs renonceront avant même de l’essayer dans la mesure où elle déstructure entièrement les habitudes pédagogiques.
c/ le professeur ne montre jamais par lui-même une posture ; ce peut être une question de principe – ou d’incapacité – et le nombre de professeurs qui se refusent à exposer leur pratique, ne serait-ce que dans un but pédagogique, est bien plus important qu’on pourrait croire. Ceux, parmi les élèves, qui sont habitués à voir leur professeur démontrer par la pratique un exercice, n’en reviennent pas ! Mais on peut toujours trouver une justification pédagogique à tous les comportements. Cette situation a une conséquence majeure, à savoir que le cours est entièrement guidé par la parole et ne laisse pas de place à la compréhension visuelle. Dans ces conditions il est très difficile de laisser la place à un discours qui ne serait pas descriptif. Pour assurer la bonne compréhension d’une posture, d’une variation, d’un déplacement ou d’un enchainement posturale, le professeur use et abuse d’éléments descriptifs dans son langage, si bien qu’il ne reste plus guère de place pour d’autres informations qui ne concerneraient pas directement la compréhension mécanique de ce qui est demandé.
d/ le professeur pratique en même temps que ses élèves.
Le cas n’est pas très fréquent lorsque cette pratique commune est systématique. Mais il a au moins l’avantage de donner toujours des informations visuelles aux élèves. Certaines postures ne permettent pas de conserver un contrôle visuel sur ce que fait le professeur, en cas de besoin. Dans ce cas, ce dernier peut toujours compléter par des informations verbales s’il le juge nécessaire. Le fait de se libérer le plus possible de la part descriptive du discours permet précisément de dire autre chose, de compléter le commentaire par des éléments qui ne se voient pas, ou qui vont orienter la pratique vers autre chose que la redite d’une posture déjà intégrée.
On peut encore rattacher à ce cas de figure un enseignement qui énoncerait le nom des postures (en français ou en sanskrit), quel qu’en soit l’ordre, lesquelles postures seraient immédiatement comprises par les élèves, si bien qu’ils sauraient parfaitement ce qu’ils ont à faire dans un premier temps pour s’y installer.
e/ l’élève sait ce qu’il a à faire car le cours est structuré sur un enchainement postural précis et répétitif.
Un tel enchainement demande un apprentissage mais lorsque celui-ci est définitivement mémorisé, le discours du professeur a enfin l’opportunité de se libérer de l’aspect essentiellement descriptif. Le professeur est éventuellement disponible pour des corrections individuelles. Ce cas de figure est parfaitement représenté par le déroulement de la série de Patabhi Jois dans l’ashtanga vinyasa yoga. Mais beaucoup d’autres méthodes évoluent sur une série toujours identique et peuvent favoriser soit une correction individuelle sur chaque élève, soit le passage à un autre discours, de type complémentaire.
Naturellement je ne retiens pas dans liste des cas de figure précédents les situations pédagogiques où le professeur est volontairement muet (ex : Srî Saccidânanda Yogi), ou bien lorsque la pratique est réalisée les yeux fermés (Marc-Alain Descamps) ou les yeux bandés. Dans ces cas-là, l’information ne peut passer que par un seul canal – les yeux ou les oreilles – alors que la hiérarchie que je tente de développer dans les niveaux de discours ne se comprend que dans la mesure où le professeur est libre de ses choix.
Une certaine mode venue des États-Unis tend à considérer le discours qui accompagne la pratique comme « indispensable ». Ainsi beaucoup de jeunes professeurs sont formés et formatés sur un modèle extrêmement bavard, à jet contenu. Le ton peut être martial et autoritaire, ou encore il peut respecter une certaine neutralité, il peut même être chaleureux et encourageant. Peut importe ! Il est surtout ininterrompu comme un fil tendu au dessus d’un précipice, comme si la moindre poignée de secondes silencieuses était un signe de chute dans des abysses inconnues et incontrôlables. Quelle est la valeur d’une telle diarrhée verbale dans un cours de yoga, si elle ne ménage pas la moindre minute d’autonomie chez l’élève ?
La règle en pédagogie devrait être l’efficacité. Le silence ne prévaut pas nécessairement sur la parole dans le cadre d’un cours où les élèves sont demandeurs de précisions, de développements et de nouveautés. Par contre, la parole à flot continu, comme un ronron berçant, s’il elle n’irrite pas au plus haut point l’auditeur, échappe à toute pertinence. Car l’efficacité de la parole tient à son opportunité ! Une information n’est jamais autant justifiée – et retenue par l’auditeur – que lorsqu’elle répond à une demande circonstanciée. L’essentiel n’est pas d’inonder l’élève d’informations à robinet ouvert, mais plutôt de saisir les opportunités où un détail peut répondre à une véritable interrogation. Les situations pédagogiques de cette nature ne sont pas si fréquentes, même si elles sont privilégiées, mais elles n’ont aucune chance de voir le jour dans une logorrhée volontaire.
Le langage complémentaire
Cette deuxième forme de langage se distingue de la première dans la mesure où elle apporte un complément à ce qui se voit et ce qui se nomme. Ce qui s’y dit n’est donc pas perceptible d’emblée, à moins d’avoir un œil extrêmement attentif, qui perçoit des informations qui ne sont pas d’ordre fonctionnel. A l’expérience, le professeur sait très bien quand il peut sortir du discours de premier niveau, et si ses élèves sont suffisamment habiles pour ne pas devoir être guidés pas à pas, geste après geste dans la pratique proposée. Il est clair que si le niveau technique s’élève et met de ce fait en difficulté les élèves dans un nouvel apprentissage, le professeur se doit de conserver plus ou moins un discours descriptif, jusqu’à acquisition des nouvelles bases techniques et sécurisation de la pratique.
Un complément d’informations est important dans la mesure où il donne des éléments pour orienter la pratique dans un sens plutôt qu’un autre. Cela présuppose qu’il y a différentes orientations possibles pour un même asana. Si la pratique est toujours calibrée selon un schéma prédéfini et non modifiable, alors il faut dire adieu au discours complémentaire ! Ce dernier n’est envisageable que dans une certaine liberté d’improvisation, de variation et de changement de rythme. Le nombre de styles de yoga qui le permettent n’est peut-être pas aussi important qu’on pourrait le penser.
Il faut encore que le discours complémentaire soit adapté à chaque posture. Si des consignes orientent la pratique sur ce qui ne se voit pas d’emblée, mais si elles sont aussi valides et interchangeables pour plusieurs asanas, voire pour la plupart, elles ne peuvent pas être considérées comme ‘complémentaires’. Par exemple, relancer en permanence la sensibilité de l’élève sur sa conscience respiratoire ou sur son relâchement ressemble plutôt à une non information. C’est même de l’ordre du discours ‘zéro degré’.
Cette conscientisation de la respiration ou de ce qui doit être relâché, par rapport à ce qui doit être actif dans une posture, n’est-elle pas le bé-a-ba du yoga ? La consigne est plutôt bienvenue pour un grand débutant mais elle dysfonctionne dans le cadre d’un cours un peu consistant. N’y a-t-il pas autre chose à dire, notamment sur la respiration, que le rappel à la présence respiratoire ? Ne peut-on pas détailler précisément quelle contrainte respiratoire s’exerce sur telle posture, différente de la contrainte biomécanique de telle autre posture ? Là commence le discours complémentaire !
Et encore, sur le relâchement tant souhaité, on ne peut pas considérer que la réussite d’une posture repose sur son niveau de relâchement musculaire. Si un professeur arrive à exprimer clairement quel groupe musculaire, selon lui, peut se relâcher, tandis que tel autre doit impérativement être actif pour produire une énergie spécifique dans la posture engagée, alors oui ! Il entre de plein pied dans un discours de type complémentaire !
Cela signifie qu’il n’y a pas de vérité absolue dans la pratique du yoga. Cela implique qu’un professeur est parfaitement habilité à ne pas être en accord avec ses collègues, pour peu qu’il justifie sont point de vue et qu’il le différencie des autres. Cette distinction peut se construire sur l’enseignement précis qu’il a reçu de ses maitres, mais elle puise d’abord sa pertinence de sa propre expérimentation, laquelle est le fondement de son enseignement et la base des commentaires qu’il sera amené à faire. Là commence pour ce professeur son propre discours complémentaire. Il s’y autorise parce qu’il s’est donné la liberté d’exprimer sa singularité au cœur de son expérience personnelle. Les commentaires peuvent être plus ou moins pertinents, plus ou moins « vrais » dans leur formulation physiologique ou biomécanique, ceci est une autre affaire, mais le discours « complémentaire » est sensé apporter des informations qui ne sont pas accessibles au premier regard. Le discours calibré, lénifiant et qui se croit tenu de tranquilliser son public est, je le répète, un non discours, dont les concepteurs publicitaires se sont d’ailleurs saisis lorsqu’ils caricaturent un cours de yoga dans leurs spots diffusés à la télé.
Cette forme de pédagogie différenciée fera ressortir des objectifs distincts d’une école ou d’un professeur à l’autre et l’on abandonnera enfin – définitivement j’espère ! – la propension à disqualifier une pratique sous prétexte qu’on n’adhère pas à sa logique spécifique, que ce soit dans ses éléments techniques ou dans sa vision énergétique globale. Nous garderons tous nos préférences, soit parce que notre pratique préférée correspond mieux à nos possibilités physiques et techniques, soit parce qu’elle entre dans une conception globale en accord avec nos représentations du yoga : plus ou moins spirituelles, plus ou moins traditionnelles, ou au contraire plus ou moins orientées sur la santé et le bien être. Ainsi tenterons-nous de définir les priorités qui nous animent dans nos pratiques respectives.
Le discours complémentaire trouve sa pleine mesure lorsqu’un asana se décline selon différents modèles. Les consignes changent alors d’une pratique à l’autre au sein d’une même posture, mais toutes les écoles ne supportent pas de tels écarts. Pour une posture inversée de type sarvângâsana, maintenue relativement longtemps (au-delà de 10 mn), la concentration peut se focaliser sur différentes zones vibratoires. Les plus adéquates en pareille posture sont naturellement celles qui sont les plus sollicitées. La flexion de la nuque en sarvângâsana exerce une forte pression sur la gorge qui oriente logiquement sa sensibilité. Deuxième exemple relatif à cette posture : le maintien de la verticalité posturale dépend, entre autres groupes musculaires, du travail des fessiers, et le contact des jambes dépend du travail des adducteurs, si bien que ces deux groupes musculaires conjugués augmentent la fermeture de mûla bandha. Il n’est donc pas illogique d’orienter la conscience sur le périnée. Ce sont des détails très importants « qui ne se voient pas » mais qui bonifient la pratique et la font accéder à un réel exercice de yoga, plutôt qu’à une gymnastique indienne ou à un cours d’anatomie appliquée. Mais encore, on pourra choisir d’orienter la conscience sue âjnâ chakra en sarvâgâsana, comme le propose la consigne traditionnelle. Ces trois orientations possibles amènent à des expériences vibratoires radicalement différentes. Avec une certaine expérience, elles sont d’ailleurs cumulables.
Le langage dissocié
Si le langage complémentaire relève encore d’informations structurées, issues d’une pédagogie habituelle maintes fois utilisée, le langage dissocié relève d’une toute autre logique. Son émergence est spontanée, il ne répond pas à une logique pédagogique issue de ce qu’observe le professeur dans sa classe. LE LANGAGE COMPLÉMENTAIRE CONDUIT L’ÉLÈVE VERS UNE EXPÉRIENCE DE YOGA SPÉCIFIQUE. LE LANGAGE DISSOCIÉ EST ISSU DE CETTE EXPÉRIENCE ET EN DÉCRIT LES EFFETS. Le professeur est alors habilité à quitter les deux discours précédents pour s’aventurer vers des terres supposément inconnues de l’élève. Il est très improbable que l’élève accède d’emblée, à la première écoute, à l’expérience qui lui est relatée dans ce niveau de langage dissocié, mais ce type d’information est susceptible de le guider plus tard, lorsqu’il y aura accès dans sa propre pratique. Pour ne pas rester abscond dans mon raisonnement, je poursuis l’exemple de sarvâgâsana.
– « Alors le corps devient léger et son poids ne pose plus aucun problème dans le maintien de la posture ! La posture se redresse d’elle-même sans que la volonté ait à faire le moindre effort. Elle est mue par une force qui demande spontanément à remonter vers le ciel. Mais encore, le temps tel que nous le vivons ordinairement en pareil cas est aboli. Ou plutôt, les minutes défilent en pleine conscience, sans lassitude et sans douleur. Le temps a accéléré sa course au même rythme que la conscience s’est accrue. Le secret des postures inversées ne réside pas dans l’accoutumance quotidienne ou dans la précision technique mais dans le changement d’état de conscience dans la pratique ».
Pour qu’un tel discours soit tenu par le professeur, il est préférable qu’il soit vécu in situ. La tentative de transmission de cette expérience dans un cours de yoga ne relève pas exactement de l’improvisation. L’expérience décrite en sarvângâsana a déjà été vécue par le professeur et réaffleure à sa conscience le moment venu. Il lui est bien plus facile de la décrire s’il est lui-même en train de la pratiquer parmi ses élèves ; le discours est alors totalement spontanée et décrit ce qui se passe dans son corps à ce moment précis. Il est aussi possible de faire émerger une expérience réelle (du type décrit ci-dessus) si celle-ci n’est pas directement partagée dans une pratique commune. Je crois personnellement que l’impact des mots – ce que je suis en train de décrire de ma propre expérience – peut s’associer à une perception vibratoire directe et non verbale. Ainsi, le fait de décrire une situation posturale très subtile tout en l’expérimentant dans mon propre corps permet éventuellement aux élèves qui m’entourent d’en saisir l’énergie vibratoire alors même qu’elle est décrite.
Le langage dissocié relève de l’inspiration et de l’évidence vécue, pas de la logique comportementale ou de la mécanique posturale. Il décrit cependant une autre logique, tout aussi réelle, quoique plus rare et plus capricieuse. Qui oserait prétendre en effet qu’il se trouve en permanence sous les charmes extatiques de toutes les postures qu’il pratique ? Mais n’est-ce pas une raison supplémentaire pour en faire part lorsque ce moment béni se précise, en présence de nos élèves ?
Il me faut encore préciser que tout affabulateur, tout professeur désireux de convaincre ses élèves qu’il est parvenu à des états de conscience exceptionnels, est exclu d’emblée du langage dissocié. Je l’appelle ‘dissocié’ à plus d’un titre. D’abord parce que l’expérience de la réalité décrite est à dissocier de l’expérience ‘habituelle’, dans la vie quotidienne et devrais-je dire, dans la pratique de yoga habituelle. Enfin parce qu’il est totalement dissocié de toute logique pédagogique, structurale, biomécanique ou anatomique. A ce titre, son usage doit être extrêmement modéré, afin de ne pas en saturer l’auditeur. Le moment de ces envolées descriptives, de cette liberté de ton, renforcées éventuellement par la puissance de l’expérience, est un moment magique qui ne se programme pas volontairement. L’auditeur saura, espérons-le, reconnaître si celui qui l’énonce exerce encore sa maitrise sur lui-même ou divague de manière inquiétante vers un univers psychotique.
La méditation guidée est un exemple fécond de possible discours dissocié. En effet, celui qui dirige la méditation n’a presque pas de contrôle sur ce qui se passe dans le psychisme de ses auditeurs, pas plus que sur leur sens interne. Il dirige « à l’aveugle » sa séance et ses auditeurs n’ont pas de retour visuel. Il est naturellement tenté de décrire des états mentaux spécifiques à la méditation, qui se rapprochent des états de conscience modifiée potentiellement obtenus dans la pratique posturale. Mais alors, la méditation guidée utilise d’emblée un discours dissocié, de troisième niveau. Mon propos, dans cet article insiste sur la difficulté à passer de l’un à l’autre dans l’enseignement des asanas, dans le hatha yoga, et non pas dans la méditation ou dans le yoga nidrâ. Dans ces deux cas précédents, le discours évolue éventuellement d’un langage complémentaire (ce qui ne se voit pas) à un langage dissocié (ce qui peut se passer dans la psyché lorsque la pratique visée est en train de modifier l’état ordinaire de conscience).
Tout discours de premier degré, de type descriptif, est lourdement handicapé lorsqu’il s’agit de s’envoler vers une authentique expérience yoguique. La barrière se révèle d’autant plus infranchissable lorsque le discours se croit tenu de soutenir à flot tendu l’enchainement de la pratique dans un cours de yoga. Si la logorrhée du professeur peut éventuellement empêcher la divagation mentale chez l’élève, elle ne laisse en revanche aucune chance de sortir de la mécanique psycho active qui sous-tend cette forme pédagogique, tant chez l’élève que chez le professeur.
Il est relativement usuel – encore que pas si facile – de passer du langage descriptif au langage complémentaire. Il est presque impossible de passer du descriptif de niveau 1, au dissocié, de niveau 3.
J’attire l’attention du lecteur sur les mécanismes inconscients qui régissent nos discours stéréotypés dans l’enseignement du yoga. Le professeur reconnaitra peut-être le type de discours qu’il utilise en priorité. Il améliorera alors la potentialité de ses langages diversifiés. Il gagnera en fluidité, en passant consciemment de l’un à l’autre, et en s’y autorisant. L’élève que nous sommes, que nous avons été, et souhaitons-le, que nous resterons, reconnaitra assurément, à l’écoute attentive du discours de tous les professeurs actuels et à venir, le niveau de conscience auquel ils parviennent et la liberté qu’ils s’octroient pour la communiquer.
Rodolphe Milliat